Dans notre vie quotidienne, il y a une chose après laquelle nous courons sans cesse : le temps ! Bien qu’étant une notion on ne peut plus humaine, nos chevaux n’en sont pas épargnés. Quoi que l’on fasse, quels que soient nos objectifs, on veut que ça aille vite. En compétition, en spectacle, on veut des résultats rapides, quitte parfois à durcir les méthodes. Je vais citer un exemple. En tant qu’artiste de théâtre équestre, on m’a souvent posé une même question : « combien de temps met-on pour coucher un cheval ? » Avec certains dresseurs, vos chevaux seront couchés après une journée de stage. Me concernant je répondrai 3 jours… 3 ans… je n’en sais rien, tout dépendra du cheval, mais ce que je sais c’est que plus on mettra de temps pour l’obtenir, plus votre joie sera grande. Donner du temps à mes chevaux est un choix que j’ai fait pour eux. Robert Louis Stevenson écrivait « L’important ce n’est pas la destination, c’est le voyage ». Et que ce voyage fut beau avec mon Aristée !

Aristée est mon entier frison, un cheval doux, tendre, fragile, fort, « entier », merveilleux. C’est mon « rêve noir » et l’un de mes plus grands professeurs. Avec lui j’ai appris à quel point une méthode de travail est précieuse quand elle s’inspire du cheval plutôt que de s’imposer à lui. Si j’avais essayé de le formater pour qu’il rentre dans une case unique il se serait éteint. J’étais à l’écoute de ses besoins et je tentais de lui donner les outils qui lui permettraient de progresser tout en s’épanouissant. L’apprentissage du coucher a été très long mais passionnant. C’est un exercice que je ne « volerai » jamais à un cheval, il représente tellement. C’est quelque chose que le cheval doit pouvoir décider de vous offrir, lorsque sa confiance en vous et en lui sera totale.
Il aura fallu presque trois ans avec Aristée. Trois années émaillées de doutes sur moi mais jamais sur lui. Les frisons sont une race de chevaux qui peuvent avoir tendance à ne pas maîtriser toujours très bien leur corps, ayant du mal à gérer leurs masses corporelles. Aristée en était l’exemple, même seul, les descentes au sol étaient parfois acrobatiques et plus proches du « laisser tomber » que du coucher. Nous avons énormément travaillé les déplacements, les posés de chaque membre, les transferts de masses, pour qu’il apprenne son corps en autonomie, comme un danseur, jusqu’à la délicatesse du mouvement qui est la sienne aujourd’hui. J’ai passé de longs moi à lui décortiquer chaque apprentissage, à lui créer des exercices intermédiaires pour lui faire comprendre ce que j’attendais de lui et comment il pouvait s’y prendre, j’accompagnais de ma voix chacune de ses roulades qu’il faisait de loin, et… rien. Jusqu’au jour du déclic… de mon déclic.
Je m’évertuais à lui demander de se coucher comme j’avais l’habitude de le faire avec tous mes autres chevaux, en me tenant à sa gauche. Mais je me suis aperçue que la plupart du temps, c’était le côté sur lequel il se couchait le plus aisément. Lui si attentif à moi, si délicat, j’ai compris que jamais il ne se serait couché de mon côté pour ne pas risquer de me bousculer. La séance suivante j’ai réessayé, à sa droite cette fois, et cela a été une révélation, il s’est enfin couché ! Et plusieurs fois. Le temps n’existait plus, ni pour lui ni pour moi, nous y étions arrivés ensemble et quelle joie, quel bonheur. Il n’y a pas de mot pour décrire ce sentiment que nous avons partagé à cet instant, quelle fierté ce fut pour lui et pour moi. J’étais si fière de lui, du chemin que nous avions parcouru ensemble en trois ans, du lien qui s’était tissé entre nous et de la force de notre affection l’un pour l’autre. C’est ce temps passé qui a rendu ce moment si magique. Le contraindre, le brusquer, l’aurait éteint ; lui laisser du temps aura attisé cette flamme entre nous.
Pour les enfants on parle parfois d’« éducation lente », une pédagogie qui cherche à respecter le rythme d’apprentissage de chacun. C’est cette lenteur d’apprentissage qui a permis à Aristée de m’offrir ce coucher volontairement, de manière maîtrisée et en conscience. En acceptant de leurs donner le temps et le choix, une fois l’exercice acquis il le reste et le cheval le répète avec plaisir et sans contraintes.
Dans notre société, le regard de l’autre et la pression du jugement peuvent nous pousser à aller trop vite. Il faut apprendre à se donner ce temps, c’est un cadeau précieux que l’on est seul à pouvoir s’offrir. Il ne s’agit pas d’une destination, mais bien du point de départ d’un merveilleux voyage à vivre avec son cheval.